BERTRAND FAVREAU
Georges
Mandel
ou la passion de la République
1885-1944
Prix de l'Assemblée Nationale 1996
Georges Mandel - Caricature par Jean Moulin sous le pseudonyme de Romanin
568 pages
Fayard (1996)
Collection : Pour une histoire du XXe
siècle
ISBN-10:
2213594414
ISBN-13:
978-2213594415
Chapitre
XXIII
LA MORT D'UN FRANÇAIS
C'est lui que vous haïssez le plus, vous et vos maîtres. A ce titre, il m'est mille fois plus sacré que les autres. Si vos maîtres ne nous rendent pas Mandel vivant, vous aurez à payer ce sang juif d'une manière qui étonnera
l'Histoire —entendez-vous bien, chiens que vous êtes — [...J — est- ce que vous comprenez bien ce que je veux dire, Amiraux, Maréchaux, Excellences, Éminences et Révérences ?
Georges Bernanos'.
Que s'était-il passé avant que l'on ne vienne chercher Georges
Mandel dans la « petite maison » de Buchenwald
? Le débarquement allié avait marqué
le crépuscule du régime de Vichy, alors en proie aux pressions des « ultras de la Collaboration ». Le 14
juin, par un décret de Laval, Joseph Darnand, chef de la Milice, chargé du maintien de l'ordre,
était entré au Conseil
des ministres en qualité de secrétaire d'État à l'Intérieur. À Alger, le Comité, devenu gouvernement d'Alger,
avait entrepris le procès des membres de la légion des volontaires français de
Tunisie qui, en uniforme de Waffen S.S., combattaient les forces alliées. Les premières
condamnations à mort avaient été
prononcées et exécutées. L'assassinat de Philippe Henriot, le 28 juin, suivi le 30 de la condamnation à mort du
colonel Magnien, phalangiste de Tunisie, avaient provoqué chez les « ultras »
de la Collaboration une soif de pouvoir et de
représailles. « Nous avons aus‑
472 Georges
Mandel
sitôt pressenti qu'aux mânes d'Henriot des victimes
seraient offertes par Darnand et ses miliciens et que Georges Mandel ou moi, peut-être tous les deux ensemble, devions logiquement faire
les frais de l'holocauste », écrit plus tard Léon BIum2. Ce que Mandel et lui ignoraient
cependant, c'est que, depuis longtemps déjà, Otto Abetz avait remis à l'ordre du jour son obsédante idée de faire « fusiller
Mandel, Blum et Reynaud ».
« Fusiller Mandel, Blum et Reynaud »
Au printemps de 1944, Otto Abetz, qui séjournait à
Berlin après un temps de disgrâce, avait donc repris sa proposition de 1941 d'exécuter les trois hommes politiques français,
détenus en Allemagne. De retour à Paris, Abetz rappela, le 27 avril, ses propositions par
une dépêche à Ribbentrop, ministre des Affaires étrangères. Le 13 mai 1944, il insistait :
Je me permets de me reporter à la proposition que j'ai faite
dans mon rapport
télégraphique 1897 du 27 avril tendant à faire fusiller, à titre de
représailles de l'exécution des combattants de Tunisie, des personnalités
dissidentes françaises qui
se trouvent en détention en Allemagne et responsables du déclenchement de la guerre, et de commencer par
Léon Blum, Paul Reynaud et Georges Mandel.
Ainsi la demande était-elle claire, et le
dernier cité dans la liste n'était pas le moins visé : il s'agissait de fusiller sans
procès les « bellicistes », responsables du déclenchement de la guerre plutôt que
d'exécuter, comme Ribbentrop le souhaitait, des chefs de la résistance en
France ou d'exercer des représailles à l'encontre des familles des membres du Comité d'Alger.
Les services de Ribbentrop devaient cependant émettre
des réserves sur la proposition d'Abetz. Une note d'instruction du ministère
des Affaires étrangères allemand, en date du 15 mai, intitulée « Représailles contre
l'exécution des combattants de Tunisie », faisait en ces termes la synthèse de la situation :
Par un rapport télégraphique du 25 mars
(1944), l'ambassadeur Abetz rendit compte que le président Laval s'est déclaré disposé à faire
arrêter, à titre de représailles,
deux cents membres adultes des familles de résistants d'Alger [...] les 8 et 9 mai, par télégramme, le ministre
des Affaires étrangères du Reich fit connaître à
Abetz que toute l'action des exécutions était une « supercherie montée » car rien ne garantissait que les personnes
arrêtées seraient de la famille de « chefs idéologiquement convaincus »
du mouvement de résistance armée.
En ce qui concerne la suggestion que l'ambassadeur Abetz a
faite à plusieurs reprises, visant à faire
fusiller, à titre de représailles des exécutions de combattants de Tunisie, des personnalités transférées en
Allemagne telles que Léon
La mort d'un Français 473
Blum,
Paul Reynaud et Georges Mandel, M. le ministre des Affaires étrangères du Reich défend le point de vue que, dans le présent cas,
les représailles doivent émaner du gouvernement français et toucher
des chefs de la dissidence qui se trouvent
en France'.
Abetz exposait alors combien les mesures envisagées
étaient difficiles à réaliser car, d'une
part, il n'y avait pas de chefs significatifs de la Résistance arrêtés en France et, d'autre part, les membres du Comité
d'Alger avaient mis leur famille à l'abri et détenaient, de surcroît, les
parents de collaborateurs notoires sur lesquels à leur tour ils pourraient
exercer des mesures de rétorsion.
Deux semaines plus
tard, la décision était prise en haut lieu. Le 30 mai, le chef du cabinet personnel de Ribbentrop,
Hilger, télégraphiait à Abetz :
Dans la question de
l'exécution de représailles contre l'exécution des combattants de Tunisie, le Führer s'est déclaré d'accord qu'après la prochaine
exécution de combattants de Tunisie, les anciens ministres français Léon Blum,
Georges Mandel et Paul Reynaud soient fusillés par le gouvernement
français à titre de représailles. Le Führer dit toutefois qu'il fallait veiller
à ce que le gouvernement français ne laisse
pas courir ces hommes après leur transfert'.
L'autorisation suprême
a bien été donnée, mais ce n'est pas elle qui sera exécutée. Une semaine après
le télégramme de Hilger eut lieu le débarquement
de Normandie, et d'autres obligations devaient s'imposer aux Allemands. L'exécution de Philippe Henriot le
28 juin, suivie le 30 par la condamnation à mort par Alger du colonel Magnien
allaient donner un tour nouveau aux
événements.
Les obsèques
nationales de Philippe Henriot eurent lieu à Paris le 1er
juillet. Darnand et Laval y assistaient aux côtés des autorités allemandes. C'est au cours de ce séjour parisien
qu'Abetz annonça à Laval que les
trois anciens ministres français allaient être restitués à la France en leur précisant le sort qu'il convenait de leur
réserver. Laval, certes, n'accepta pas
mais, comme à son habitude, demeura ambigu. Selon de Brinon, il aurait
seulement dit à Abetz, qui devait le confirmer : « Quel joli cadeau vous me faites... » ou : « Ce n'est pas un
cadeau à me faire. » En tout état de cause, il prenait l'engagement — qu'il
exécuta — de faire annoncer au Comité
d'Alger par le canal diplomatique de l'ambassadeur Lequerica que les
trois hommes politiques seraient exécutés si le colonel Magnien l'était. L'initiative d'Abetz, désormais approuvée par Hitler, s'était-elle télescopée avec d'autres entreprises
? Abetz l'affirmera.
Depuis la mort de Philippe Henriot, en effet, les services parisiens de la Milice dirigés par Max Knipping avaient
entrepris des négociations avec le
Sipo-S.D. de l'avenue Foch. Le colonel S.S. Knochen, qui était venu
474 Georges Mandel
lui-même quelque dix-huit mois plus tôt
prendre Mandel au Portalet, déclarera :
Pour l'affaire Mandel, je sais seulement que les miliciens
avaient demandé à plusieurs
reprises, après l'attentat de Philippe Henriot, que les personnalités politiques du procès de Riom alors détenues
en Allemagne leur soient remises
Je ne saurais dire si c'est Darnand ou son entourage qui avait
demandé le retour de
Mandel, mais il est à peu près certain que cette demande a été faite directement à Berlin, peut-être par
l'intermédiaire de Schmidt à Vichy, qui, comme je l'ai dit, ne dépendait et ne correspondait qu'avec
Berlin 6.
Quant à Fernand de Brinon, il déclarera :
Pour Abetz, la livraison de Mandel était une décision
d'Himmler, transmise par Oberg. Une mesure prise en représailles de
l'assassinat de Philippe Henriot'.
Les ordres de Himmler
avaient été bien transmis. Le 4 juillet, Mandel avait été pour la deuxième fois
de sa vie contraint de prendre l'avion et d'atterrir en France, à Reims. Une
voiture l'avait pris en charge et conduit à Paris. Pendant trois jours, il resta
détenu dans les services de la Sipo-S.D. sous la garde du S.S. Obersturmführer Julius Schmidt, adjoint de Knochen, dans un hôtel
particulier, 3 bis square du
Bois-de-Boulogne. Le 5 ou 6 juillet, le colonel Knochen informait Knipping, bras
droit de Darnand en zone nord, de l'arrivée à Paris de Mandel. Il
convenait que la livraison » — tel est le nom donné à l'entreprise — se fit
sans tarder. Knipping affirmera avoir retardé les opérations, gagné
vingt-quatre heures. Entendu par la police le 14 juillet 1945, Knipping déclara, en
effet :
Au début du mois de juillet
1944, le colonel Knochen, chef des S.D., m'informa que le gouvernement allemand avait l'intention de
rendre au gouvernement français MM.
Mandel, Blum et Reynaud. Knochen fit comprendre que la France pourrait ainsi venger le meurtre de
Philippe Henriot. Je rendis immédiatement compte de cette information à
M. Darnand et à M. Laval. Ce dernier avait été informé de son côté, sais doute
par M. Abetz.
M. Laval
déclara qu'il n'était pas d'accord pour accepter la remise des trois hommes politiques.
Quelques jours plus tard, alors
que Darnand et Laval étaient repartis à Vichy, Knochen me fit appeler à nouveau et me déclara que M.
Mandel était à Paris et que la remise allait
nous être faite sans tarder. Je répondis à Knochen que je ne pouvais rien faire sans l'accord de Laval. J'ai
tenté vainement d'entrer en communication avec Vichy, mais toutes les lignes
étaient occupées. Knochen s'impatienta.
Il me dit qu'il n'avait pas à attendre la décision de M. Laval et qu'il nous sommait
de reprendre M.Mandel. Je me mis alors en rapport avec M. Baillet, qui fut contrarié d'avoir à charge un hôte aussi
important. Il s'entendit avec Knochen pour
fixer l'heure à laquelle la remise serait faite'.
Georges Mandel photographié alors qu'il était prisonnier à Vals en 1941 - Coll. part.
La mort d'un Français 475
Entendu en qualité de témoin dans le procès d'Otto Abetz,
Knochen, à son tour, déclara :
L'ordre existait de livrer Mandel à l'administration
pénitentiaire et c'est pourquoi Knipping,
représentant le chef du maintien de l'Ordre, il fallait le mettre au courant (sic)9.
La journée
du 6 juillet se passa ainsi en conciliabules entre la Sipo-S.D. et la
Milice. Le plan fut mis au point : Mandel serait remis officiellement à
l'administration pénitentiaire française et mis à la disposition de Knipping qui
représentait à Paris le secrétaire d'État à l'Intérieur. Le directeur de
l'administration pénitentiaire, André Baillet, manifestait cependant de la
« contrariété ». Mandel était un « hôte important » et les instructions
du gouvernement étaient en contradiction avec une telle mesure.
Finalement, selon Knipping, il s'entendit avec Knochen pour fixer
l'heure de la « remise » : le 7 juillet à 14 h.
Le 7 juillet à 14 h 10, le directeur
de la Santé, Farge, recevait la visite du directeur de l'administration
pénitentiaire porteur de l'ordre d'écrou ainsi rédigé :
Ministère de l'Intérieur. Direction
générale de l'Administration pénitentiaire et de l'Éducation surveillée. Cabinet du Directeur. Place
Vendôme à Paris r. Adm. P. Cab. N°... État
français. Paris, le 7 juillet 1944.
Ordre pour M. le Directeur de la Santé.
Il est ordonné à M. le Directeur de la Santé de recevoir comme
passager dans une cellule
de grande surveillance le nommé Mandel Jéroboam. Ce détenu ne devra être remis ultérieurement qu'à des
miliciens qui devront être porteurs d'un ordre signé de M. Knipping, délégué secrétaire d'État pour
l'Intérieur pour la zone Nord.
Le chef de l'escorte milicienne devra fournir justification de son identité et donner décharge régulière sur le
registre d'écrou de la Santé. Pendant son séjour à la Santé, le détenu Mandel ne devra recevoir
aucune visite, ni être mis en contact avec aucun autre
détenu de la prison.
Le Directeur général : Baillet 10.
À 14 h 25, Mandel qui venait de quitter le square du
Bois-de-Boulogne, frileusement
enveloppé dans sa pelisse, arriva à la Santé, escorté par le colonel Knochen et des agents de la
Sipo-S.D. Aussitôt, il protesta contre l'irrégularité de sa détention dans une prison française et
refusa de se soumettre aux
formalités d'écrou. Sans avoir décliné son identité ou laissé prendre ses empreintes digitales, il fut
incarcéré dans une cellule de la 5e
division. Il demanda à être visité par son médecin et son dentiste personnels. Mais le directeur devait soumettre la
requête à autorisation et attendre la
réponse. Mandel le remercia cependant : « Je ne vous en remercie pas moins de vos bons offices. Tant que je
serai dans vos murs,
476 Georges
Mandel
on ne me tuera sans doute pas... Mais je ne crois pas qu'on me
laissera longtemps sous votre
protection". » De fait, Mandel n'allait rester que trois heures à la Santé. À 17 h, Baillet
téléphonait au directeur de la prison pour
lui annoncer que l'on venait chercher le nouveau détenu. Offi-ciellement, pour le transférer au château des
Brosses près de Vichy, dans le centre d'internement de la Milice.
« Mourir n'est rien »
Le vendredi 7 juillet, peu après
17 h, trois voitures quittaient le siège de la Milice, 44 rue Le Peletier. La
première, une Citroën 11 CV traction avant, était conduite par le milicien Jean
Mansuy. Condamné cinq fois pour
divers délits allant de l'escroquerie à l'activité de souteneur, il était responsable d'une brigade de sécurité de la Milice.
À ses côtés avait pris place Pierre
Boéro, trente-trois ans, militant du P.S.F., rentré dans la Milice en mars 1944. Il en était, à Paris, le chef
des services de sécurité depuis
juin. À l'arrière, Georges Néroni, « bachelier et barman » à La Potinière. Comme
Boéro, il était niçois et connaissait bien Darnand. Il avait à ses côtés
Pierre Lambert, trente ans, mécanicien à Montreuil-sous-Bois, entré comme
« chauffeur » à la Milice en mars. La deuxième Citroën 11 CV « performance » était conduite
par Paul Fréchoux, chef du service de sécurité
pour la zone nord et contenait le S.S. Obersturmführer
D
Schmidt en civil et, à
l'arrière, deux autres miliciens, Vernon et Temple. La troisième voiture, enfin, était celle de Max Knipping
lui-même, conduite par son chauffeur.
Quelques
instants plus tard, les voitures faisaient leur entrée dans la cour de la
Santé. Le D' Schmidt et Max Knipping pénétraient au greffe de la
prison pour en faire extraire Mandel. Sans doute Mandel ne se fit-il alors plus d'illusions sur un
sort dont il ne connaissait ni la date ni l'heure, mais qui lui apparaissait inéluctable. Au directeur de la prison, il
déclara dans un ultime adieu : « Mourir n'est rien. Ce qui est triste, c'est de
mourir avant d'avoir vu la
libération de son pays et la restauration de la République12... » A 17
h 40, Knipping signait la levée d'écrou : « Reçu le nommé Mandel
Jéroboam à 17 h, Paris le 7 juillet 1944. » Figurait sur le registre d'écrou la
mention : « Libéré le 7 juillet 1994. Max Knipping. » Le prisonnier «
libéré » fut accompagné jusqu'à la voiture conduite par Mansuy. Il
prit place à l'arrière près de la portière droite à côté de Néroni et de Lambert.
Les trois voitures quittèrent alors la cour de la Santé. La voiture de
Knipping laissa les « Citroën » de Mansuy et de Fréchoux partir vers
la porte d'Italie, puis rebroussa chemin en direction de la rue Le
Pelletier.
La
mort d'un Français 477
À quelques kilomètres de Paris,
sur la route de Sens, après Le Plessis-Chenet, les deux voitures durent
s'arrêter. Il y avait un bombardement et la route était barrée. Les miliciens en
descendirent pour « se dégourdir les jambes ». Mandel ne quitta pas sa place, au fond à
droite de la voiture. Boéro demanda à Fréchoux, qui était son supérieur direct
:
—
Que fait-on de Mandel?
—
On l'amène à Vichy, au
château des Brosses. Ils se débrouilleront. Ils en feront ce qu'ils voudront.
Fréchoux et
Mansuy avaient échangé quelques mots. L'alerte ter minée,
les deux voitures repartirent. Pendant cette étape qui devait
être l'ultime, Mandel parlait à son voisin
Néroni. Il évoquait Buchenwald, où il avait refusé de faire venir sa famille bien qu'il l'eût pu, sa joie de
retrouver le sol de la France, dont il
espérait que le destin s'améliorerait. Il donna même lecture de la
lettre qu'il avait dictée à Pétain, le 17 juin 1940, dans laquelle le Maréchal
s'excusait de l'avoir fait arrêter. À Néroni qui l'a rapporté, il dit aussi cette phrase dont le milicien
ne pouvait comprendre la résonance
tragique : «Je vous ferai voir comment un Français sait mourir. » Certes, il ne se faisait aucune illusion sur
son sort au château des Brosses, camp d'internement de la Milice, mais
songeait-il que l'heure fût si
proche ? En parlant à ses tortionnaires, escomptait-il éveiller en eux un quelconque remords ? Croyait-il qu'il fallait avant
toute chose ne pas rompre le fil d'un
dialogue qui ferait hésiter ses futurs bourreaux ? Mandel ne doutait cependant pas que la Milice fût
davantage composée d'hommes de main et de dévoyés que de cette élite
active que prônait la révolution nationale. Songeait-il que les serviteurs de
ses ennemis de toujours le reconnaîtraient
au moins français par la mort?
Les voitures avaient atteint la forêt de
Fontainebleau. Au carrefour de l'Obélisque, elles prirent la direction de
Nemours. Après un kilomètre, le véhicule de Fréchoux et de Schmidt ne suivait plus. Mansuy
s'engagea dans un chemin de traverse et
s'arrêta. « Il y a le carburateur qui ne marche pas », annonça-t-il. Mandel fit une remarque : « C'est
l'essence. » Boéro devait
affirmer avoir dit : « Il n'y a qu'à déboucher le gicleur », puis il était descendu soulever le capot et
chercher des outils à l'arrière. La panne pouvait être longue et tout le monde fut invité à
descendre. Mandel fit
quelques pas, surveillé de près par Néroni qui lui expliqua qu'ils se trouvaient au pied du mont Morillon.
Soudain des coups de feu retentirent. C'était Mansuy qui avait fait feu dans le dos de Mandel
avec tant de hâte qu'il
aurait pu blesser Néroni. Il était un peu plus de 19 h. Mandel tomba en arrière agité de soubresauts : il n'était pas mort.
Mansuy se précipita et tira deux balles à
bout touchant : l'une traversa le cou, l'autre
478 Georges Mandel
frappa la région temporale et
pénétra dans la boîte crânienne. La seconde voiture s'était arrêtée à une
cinquantaine de mètres. Ses occupants, Fréchoux et le S.S. Obersturmführer Schmidt, en sortirent et vinrent aux nouvelles.
Boéro devait affirmer avoir dit alors à Mansuy : « Tu es fou, qu'est-ce qu'il
t'arrive ? » Et Mansuy sans broncher lui aurait répondu : « Des deux côtés, ils
sont d'accord, ce n'est pas toi qui commandes ! » Neuf balles avaient
traversé le corps de Mandel. Cinq l'avaient traversé de part en part. Entrées par
la face postérieure du thorax, elles étaient ressorties par la face antérieure.
Deux autres l'avaient frappé au poignet droit et à la main gauche tandis qu'il
s'écroulait. Les deux dernières étaient le « coup de grâce ».
Désormais, c'était Fréchoux qui
prit en main les opérations. «J'ai des ordres, mettez Mandel dans la voiture et à Versailles à la
morgue. » Car il y avait une deuxième
partie dans la « mission ». Il convenait désormais de maquiller le crime en attentat. La version
officielle serait la suivante : pendant
son transfert au château des Brosses la voiture de Mandel avait été attaquée par des « terroristes », et il avait été
tué pendant l'assaut. Mansuy tira
une rafale de mitraillette sur le toit et dans la portière arrière droite de la Citroën. Fréchoux fit traîner le
corps jusqu'à la voiture. Les véhicules
prirent la route de Versailles. Vers 20 heures, Boéro et Fréchoux pénétrèrent chez l'intendant de police, Anquetin
— doriotiste acquis à la Milice — qui
fit transporter le corps à la morgue de l'hôpital civil. Mais il fallait une déclaration en règle. Pour donner
compétence à Anquetin, on indiqua que
l'attentat avait eu lieu à Bonnelles près de Rambouillet en Seine-et-Oise, et
non à Fontainebleau en Seine-et-Marne. Entre 20 h 30 et 21 h, l'intendant de police de Versailles convoqua
le commissaire divisionnaire
Brimborgne, lequel manifestement n'était pas dans la confidence. Il exigea les papiers des deux déclarants
Boéro et Fréchoux : ce dernier, qui
se présenta comme le « chef de la mission », donna une fausse carte au nom de Savary. Fonctionnaire
consciencieux, le commissaire refusa de laisser repartir le véhicule criblé de
balles et le saisit. Plus tard, il
apparaîtrait que le moteur fonctionnait parfaitement bien et que ses conducteurs n'avaient prévu que dix litres
d'essence pour se rendre à Vichy". Le soir, Anquetin put se rendre auprès
de Knipping pour faire son rapport.
Le S.S. Obersturmführer Schmidt,
quant à lui, rendit compte à la Sipo-S.D. et à Knochen que la « mission » avait bien été
accomplie.
Le docteur Paul fut chargé de
l'autopsie. À la morgue de Versailles, il lui sembla reconnaître Mandel. Il fit
aussitôt prévenir Joseph Besselère, fidèle secrétaire de Georges Mandel, à qui un confrère avait
dit au palais de justice, l'après-midi
même, qu'une rumeur de la Santé chuchotait que l'ancien ministre venait d'y être incarcéré. Il en informa aussitôt les proches qu'il put joindre. Le dimanche 9 juillet,
la femme de Max Brus‑
La
mort d'un Français 479
set se rendit à bicyclette en compagnie de son frère à la
morgue de Versailles.
Ils y arrivèrent vers 15 h et réclamèrent le corps que l'on s'apprêtait à
inhumer dans la fosse commune. Marie Brusset certifia reconnaître la dépouille de Georges Mandel, dont elle
tenta vainement de joindre les mains.
Le 13 juillet, l'inhumation eut lieu suivant les conditions imposées par le régime de Vichy, au cimetière des
Gonards à Versailles et en présence
de huit assistants seulement : Besselère, les Brusset, quelques anciens membres du cabinet, dont le
commandant Revoil, ancien officier d'ordonnance. Toujours réfugiées à l'hôtel de France, à Pau,
Béatrice Bretty et Claude Mandel n'avaient
pu être prévenues. Dans des écrits retrouvés sur son cadavre, Mandel avait exprimé la volonté que
son corps ne soit ramené à Paris qu'une
fois la ville libérée. Son voeu fut exaucé. Après la Libération, il fut inhumé au cimetière de Montmartre
avec ses parents 15.
« Ils ont tué
Mandel !
[…]
Bertrand FAVREAU
Georges Mandel,
ou la passion de la République
1885-1944
568 pages
Fayard ( 1996)
Collection : Pour
une histoire du XXe siècle
ISBN-10:
2213594414
ISBN-13:
978-2213594415
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